Guillaume Lavigne

Peintre Graveur

Le Vestiaire du Peintre

Le Vestiaire du Peintre

Quel culot ! On n’y voit, en tout et pour tout, qu’une ébauche de vêtement vu de face, de profil ou de dos, accroché à un embryon de cintre, l’assemblage oscillant comme un mobile sur un fond le plus souvent monochrome, sans souci bien affirmé de perspective ni de relief. Un vague col, une ou deux manches en désordre, des pans asymétriques malgré la fente au milieu du dos, la boutonnière ou les poches parfois esquissées : contentez-vous de cela ; a priori un pauvre sujet pour un bien pauvre objet !

Alors, qu’est-ce qui fait qu’on ne peut se détacher de ces onze huiles sur toile, sobrement étiquetées « La Veste du Peintre » telles des articles bradés chez un fripier, et numérotées de 0 à 11 comme si la première n’était qu’une sorte de prototype n’entrant que pour mémoire dans l’inventaire final ? Qu’est-ce qui fait que l’on passe de l’une à l’autre puis qu’on revienne à l’une et l’autre, inlassablement parcourant, comme perdus et fascinés dans un palais des glaces, ce corpus d’une veste qu’on nous annonce unique, qui, de fait, ne ressemble à rien ni aucune autre, mais qui, chaque fois, apparaît différente dans sa coupe, ses nuances, son esprit, on pourrait dire son évanescence tant elle ne semble exister que par le regard qui l’effleure. Spectre de veste, avatar même, où la matérialité de l’objet se fluidifie au fil de son essence, s’écoulant parfois au bas de la toile comme un trop-plein.

La tentation est forte d’y chercher une symbolique. On le sait bien, que le vêtement c’est l’homme ; du moins l’homme social. Or, en accrochant notre regard à cette dérisoire dépouille suspendue telle une carcasse au croc d’un boucher, que ressentir d’autre que l’amère frustration ? C’est l’homme nu, dépouillé de ses oripeaux, qui refuse, nous dérobant son corps et son âme, laissant à son enveloppe la moins personnelle, la plus interchangeable, à ce qui, en fin de compte, ne fait que le recouvrir et l’occulter, le soin d’exprimer à sa place ; comme une fin de non recevoir : de moi vous ne saurez rien, rien d’autre que « ça », qui certes m’a vêtu un moment mais que j’ai depuis abandonné, ici et à jamais, tandis que je me suis évadé là-bas, ailleurs, beaucoup plus loin !

La défroque s’affiche comme un camouflet, le renoncement ostentatoire au dialogue, l’abdication revendiquée de toute communication, d’un échange autre que matériel sinon marchand. On semble aux antipodes de Hugo, qui voyait dans le manteau misérable d’un mendiant, tout constellé de trous, le sublime de la voûte céleste et d’un espoir de contact avec le divin.

Et pourtant, même s’il paraît assez clair, on aurait tort sans doute de s’en tenir à ce contact désespérant d’un autre toujours plus autre. Car la veste exposée n’est pas n’importe laquelle, c’est celle du peintre, celle que, d’ordinaire, il enfile pour créer et qui, d’objet maculé de peinture, se transfigure en objet de peinture.

Car c’est une curieuse anamorphose qui s’opère à nos yeux : au lieu de l’impossible communion des êtres, le regard se trouve confronté à une invitation délicate, presque timide, à entrer dans l’intimité de l’artiste, nous donnant à voir ce qu’il est en même temps ce qu’il crée : la veste du peintre, c’est sa veste, à lui et à nul autre, c’est la peau qu’il revêt quand il devient Le Peintre, comme le mendiant de Hugo se présentait comme Le Pauvre. Nous n’en sommes plus si loin, tout compte fait ! La métaphore de l’aliénation ou de la déréliction se transforme alors insensiblement, par une sorte de glissement de kaléidoscope, en une autre image, au sens propre du terme cette fois car plus purement picturale, celle du créateur en pleine captatio benevolentiae : ce qu’il faut déchiffrer au travers de ce qui, en fait, n’est rien d’autre qu’un palimpseste, c’est moi-même, qui essaye de peindre, qui m’essaye à être peintre, et qui voudrais que vous, amateur de peinture, m’adoubiez comme tel.

Pudique et émouvante métonymie, qui consiste, quand on n’ose pas -ou pas encore !- parler directement de ce qu’on est, de qui on est, à montrer simplement ce qu’on fait et produit. La blouse du peintre, qu’est-ce d’autre que sa première, la plus intime et la plus sincère aussi, celle qui lui « colle » à la création, réceptacle et témoin, plus encore que sa palette, de ses désirs, de ses hésitations, de ses remords peut-être, sans que personne d’ordinaire juge opportun de le regarder d’un œil autre que celui de la lavandière effarée !

Quant à nous, regardons, osons regarder cette Veste du Peintre six fois déclinée, diffractée comme un manifeste pictural, au sens où l’on parle d’un Art Poétique. Soyons-y sensibles comme à une précieuse allégorie : celle d’un appel à un regard neuf pour une peinture neuve. Entendons cet appel, faisons-le nôtre pour le relayer à l’écho ; celui qui nous l’envoie se veut peintre : indubitablement, il l’est !

Frédéric Jonnet